"Vous vous trompez, Majesté, ce style est à moi !"[1]
Carlo Bugatti naît à Milan en 1856 d’un père sculpteur qui lui dispensera une prime formation artisanale, que le jeune homme complètera en s’inscrivant en 1875 à l’Académie de Brera puis à l’Académie des Beaux-Arts de Paris au cours des années 1870 et enfin en étudiant l’ébénisterie auprès de Mentasti avant d’ouvrir son propre atelier vers 1880. A la fois dessinateur, ébéniste, décorateur et architecte, Bugatti est l’un des représentants de l’Art Nouveau européen (le "stile Liberty" en Italie), même si son caractère farouchement indépendant l’a maintenu en marge des mouvements artistiques dominants son époque. L’artiste aura en effet toujours suivi ses propres obsessions plastiques et formelles : une approche sans concession à l’origine d’une création mobilière immédiatement reconnaissable tant elle est atypique. L'artiste est par ailleurs le père de l'immense sculpteur Rembrandt Bugatti dont la manière était tout aussi originale que la sienne.
Carlo Bugatti obtient ses premiers succès à l’Exposition des Beaux-Arts Italien de Londres en 1888, puis assoit sa notoriété par l’obtention d’une médaille d'argent à l'Exposition universelle de Paris en 1900 et d’un grand prix du jury lors de l’Exposition internationale d'Art Décoratif Moderne de Turin en 1902. A compter de cette date, il s’oriente vers un travail plus dépouillé et des courbes douces qui trahissent l’influence de l’Art Nouveau. C’est à cette même époque que Bugatti quitte Milan pour installer son atelier à Paris où il s’intéressera à partir de 1904 et en plus de la création mobilière à la sculpture et à l’orfèvrerie.
En termes de création mobilière on lui connait l’ameublement de la résidence d’été de la mère du khédive à Constantinople, une chambre orientale pour un Lord anglais où le salon de la villa de Giacomo Puccini. L’artiste se retire ensuite à Pierrefonds (dans l’Oise) en 1910, commune dont il devient maire durant la Première Guerre mondiale. Il continue à participer aux Expositions internationales en présentant des pièces d’orfèvrerie, avant de rejoindre l’Alsace en 1935 pour s’installer dans un appartement de la remise nord du site industriel Bugatti de Molsheim.
Il y passe les derniers mois de sa vie avant de mourir en avril 1940 au terme d’une vie passée sous le signe de son illustre concitoyen Dante Alighieri : "Segui il tuo corso, et lascia dir le genti"[2] / "Va ton chemin, et laisse dire les gens".
[1] Carlo Bugatti à la Reine Marguerite de Savoie et à propos de son style qualifié de "Mauresque" lors de l’Exposition internationale d'Art Décoratif Moderne de Turin en 1902
[2] in La Divine Comédie, "le Purgatoire ", Ve Chant, ligne 13.
Oeuvres de Carlo Bugatti
La Maison de ventes aux enchères MILLON vend régulièrement des œuvres de Carlo Bugatti . Florian Douceron, clerc spécialiste du département Art Nouveau, vous décrypte une œuvre phare de l'artiste adjugée 16.000 euros lors de la vente aux enchères "Masters" organisée par le département Arts Décoratifs du XXe siècle :
"Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale"[1]
Notre étagère participe de la période d’inspiration "mauresque" des meubles de Bugatti, révélatrice de ses premières études d’architecte avec un mobilier qui emprunte des éléments du répertoire monumental.
Ici ce sont notamment les arcatures et les incrustations géométriques qui rappellent à l’envie les décors des mosquées et des hammams, tandis que le tournage du bois permet à Bugatti d’orner cette étagère de colonnettes et de rambardes ajourées évoquant les moucharabiehs.
L’emploi de feuilles de cuivre repoussé s’impose également en canon de la période "mauresque" de l’artiste qui aura pu les observer sur des objets décoratifs et/ou usuels orientaux.
Enfin et dans le même sens d’une inspiration Orientale on notera l’adjonction sur la tablette de droite de longues franges de soies et de passementeries. L’emploi du parchemin qui orne cette tablette est également typique du travail de l’artiste, chez qui il sert à contraster avec le bois sombre, le contraste noir-clair étant une récurrence dans son langage esthétique. Carlo Bugatti fait d’ailleurs en la matière figure de précurseur (le matériau ne se retrouvent que bien plus tard chez d’autres ébénistes de renom, à compter des années 1920-30 comme Jean-Michel Frank ou Paul Dupré-Lafon).
Avec sa forme puissante et asymétrique, où l’abondance de matériaux allège la structure tout en participant à une ornementation délicate faite d’incrustations organisées en triangles répétitifs, cette Etagère Asymétrique fait figure de parangon de l’Art de Carlo Bugatti fin XIXe : un style unique et fantasque qui repose sur des inspirations transcendées.
[1]Charles Baudelaire in "L'invitation au voyage", recueil "Spleen et Idéal", Les Fleurs du mal, 1857.