"La sculpture est la fixation de divers moments dansés" [1]
Né à Dorohoi en 1886, dans une famille bourgeoise, Chiparus quitte sa Roumanie natale pour l’Italie à l’âge de 23 ans. Il y suit durant 3 ans l’enseignement du sculpteur académique florentin Raffaello Romanelli avant de partir parfaire son art à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, où il étudie à partir de 1912 sous la direction notamment des sculpteurs Antonin Mercié et Jean Boucher. Il se pénètre alors du faste des Années Folles et se spécialise dans la sculpture chryséléphantine.
Du grec chrysós (χρυσός) signifiant "or" et elephántinos (ελεφάντινος) signifiant "ivoire", la sculpture chryséléphantine apparait en Grèce autour du VIe siècle av. J.-C. et se caractérise par l'utilisation d'ivoire (généralement pour représenter la chair) et d'or assemblées sur une armature de bois. La technique et le terme sont repris à l'époque Art Déco pour des statuettes en bronze doré et ivoire, qui sont caractéristique de la période, leur production ayant périclité́ après la Seconde Guerre mondiale.
En 1914, Chiparus expose pour la première fois à Paris. Ses créations d’alors sont essentiellement des groupes de petites figures, et notamment d’enfants, présentés dans un style plus réaliste qu’Art Déco. Il ouvre son atelier parisien en 1918, après la Guerre, et expose régulièrement dans les Salons, aiguisant en parallèle un style éminemment personnel.
On voit ainsi durant les Années 20 comment les travaux de fouilles menés en Egypte influent sur sa production qui voit apparaitre des sculptures inspirées de la Terre des Pharaons. Elles côtoieront l’inspiration que trouve l’artiste dans les ballets russes, la mode des Années Folles ou le théâtre français. Son style distinctif s’exprime dorénavant en de gracieux personnages élancés - essentiellement féminins - aux postures souples et sophistiquées.
Homme de son temps et entrepreneur averti, Chiparus réalisa toujours des sculptures de format modeste, faisant sien cet avis de Maurice Guiraud-Rivière[2] :
"l'art sculptural d'aujourd'hui se trouve dans les bibelots. Les grands espaces sont rares et les conditions de vie ont changé. Nous devons imiter, sans jamais perdre de vue notre propre inspiration, les sculptures de Tanagra, qui devraient être nos maîtres."
Ce faisant, Chiparus connût le succès de son vivant, même si on ne retrouve que peu de mention de ses œuvres aux expositions et Salons qui rythmaient alors la vie culturelle parisienne [3].
Au sortir de la Crise des Années 30 et dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale, le sculpteur semble s’être définitivement tourné vers la sculpture animalière, revenant au Salon en 1942 avec un "Ours Polaire" et un "Bison Américain" puis un autre ours et son célèbre "Pélican" en 1943.
Demeter Haralamb Chiparus meurt à Paris le 22 janvier 1947. Parangon du luxe décoratif et de l’esprit des Années Folles, ses sculptures restent reconnaissables entre toutes par le grand détail des costumes et l’ineffable sensation de mouvement qu’inspirent ses personnages dansants.
[1] Rudolf von Laban (danseur et chorégraphe Roumain)
[2] Exprimé à G. Denoinville in Mobilier et Décoration, 1924, page 114.
[3] Si ce n’est au Salon des artistes Français de 1923 et 1928
Oeuvres de Demeter Haralamb CHIPARUS
La maison de ventes aux enchères MILLON vend régulièrement des sculptures de Chiparus. Florian Douceron, clerc spécialiste du département département Arts Décoratifs du XXe siècle, vous décrypte deux œuvres phares de l'artiste :
"Oui, ce corps dansant semble ignorer le reste, ne rien savoir de tout ce qui l’environne.
On dirait qu’il s’écoute et n’écoute que soi ; on dirait qu’il ne voit rien, et que les yeux qu’il porte ne sont que des joyaux, de ces bijoux inconnus dont parle Baudelaire, des lueurs qui ne lui servent de rien.
C’est donc bien que la danseuse est dans un autre monde, qui n’est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes"[1]
Au début du Xxe siècle le flamenco devient le point de rencontre d’intérêts multiples. Cette danse que le compositeur Igor Stravinsky définit comme "le plus élitiste de tous les arts populaires", sert en effet aux artistes d’avant-garde (Gontcharova, Picabia, Man Ray, Picasso, Miró ….) comme support de leurs expérimentations formelles. En parallèle, les médias populaires construisent un imaginaire espagnol ambivalent fait de fête et de beauté mais aussi d’excès, de misère et de mort.
Quant à l’art de la Danse en lui-même, il est considéré dans les années d’entre-guerre comme reflétant l’identité nationale avec une revendication de la modernité de la danse folklorique à partir des années 1920. Considérées comme promises à un renouvellement, ces traditions font en effet l’objet d’adaptations pour la scène au gré d’une stylisation et d’une modernisation des matériaux folkloriques par les chorégraphes et danseurs.
C’est dans ce contexte qu’une danseuse comme "La Argentina" (Antonia Mercé y Luque), de formation classique, réussit à produire dans le même temps des solos spectaculaires et des ballets complets pour sa compagnie de danse. La danseuse et chorégraphe le dira elle-même : "J’ai tenté de réunir deux danses, la danse espagnole et ce qu’on appelle la danse “moderne”"[2] . A cet égard, il est permis d’imaginer que c’est elle qui aura servi d’inspiration à Chiparus pour la conception de cette "Danseuse Espagnole". L’artiste Roumain était en effet féru de danse, tant classique que moderne et telle que pratiquée durant les Années Folles.
A l’instar de Paul Valéry, on peut supposer qu’il aura été sensible aux moments autonomes au sein desquels "La Argentina" faisait intervenir la danse.
"Je vous livre à l’art même, à la flamme, à l’ardente et subtile action de Mme Argentina. Vous savez quels prodiges de compréhension et d’invention cette grande artiste a créés, ce qu’elle a fait de la danse espagnole. (…) Je pense qu’elle a obtenu ce magnifique résultat, puisqu’il s’agissait de sauver une forme d’art et d’en régénérer la noblesse et la puissance légitime, par une analyse infiniment déliée des ressources de ce type d’art, et des siennes propres. Voilà qui me touche et qui m’intéresse passionnément."[3]
[1] in Paul Valéry, Philosophie de la danse, 1936, Nrf, Gallimard, 1956.
[2] Antonia Mercé, La Argentina, El baile español, 1917, Publicaciones de la Residencia de Estudiantes, 2017, page 404.
[3] Paul Valéry, op. cit
"La danse est une poésie générale de l’action des êtres vivants (…) elle fait du corps qu’elle possède un objet dont les transformations, la succession des aspects, la recherche des limites des puissances instantanées de l’être, font nécessairement songer à la fonction que le poète donne à son esprit"[1]
Dans le film L’Homme qui aimait les femmes, François Truffaut fait dire à son héros amoureux "les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le monde en tous sens lui donnant son équilibre et son harmonie".
Demeter Haralamb Chiparus souscrirait sans doute à cette déclaration, lui qui au plus fort de la période Art Déco fût le père d’une précieuse statuaire peuplée de danseuses aux poses inimitables. Inspirées par le Music-Hall des Années Folles parisiennes, les danseuses de Chiparus en sont l’incarnation immobile. Elles en portent les costumes. Elles en tirent leurs poses fascinantes. Et comme dans la réplique du film de Truffaut leurs jambes/compas sont prétexte à de troublants équilibres et de douces harmonies.
Ces caractéristiques, se retrouvent dans cette "Danseuse de Kapurthala", qui tient toute entière sur la pointe de son pied droit, les bras levés au ciel en contrepoids. L’équilibre qui s’en dégage est fascinant tandis que le costume de la danseuse émerveille par la délicatesse de sa ciselure et de ses teintes. Parachevant la préciosité de l’ensemble, la blancheur contrastante de l’ivoire attire immanquablement le regard sur les traits de la danseuse, l’ajour gracieux de son justaucorps de bronze et la finesse de ses mains.
Enfin, encore qu’il ne s’agisse ici que de suppositions, on relèvera que cette sculpture s’inspirer sans doute de la danseuse espagnole Anita Delgado, qui épousa en 1908 le Maharaja de Kapurthala. Familier du tout Paris, il y a fort à croire que Chiparus eût vent de "conte de fée" qui passionna son époque et fît l’objet de plusieurs entrefilets dans la presse.
Pour toutes ces raisons il y a dans cette sculpture toutes les Années Folles dans leur mélange caractéristique de raffinement et de glamour que sert une théâtralité maîtrisée.
[1] Paul Valéry in Philosophie de la danse (1936) Nrf, Gallimard, 1956.