"C'est tout cela l'art décoratif, et bien d'autres choses encore.
Ce que l'on dit de la richesse lui est tout à fait applicable : s'il ne suffit point seul à donner le bonheur, il y contribue du moins, et puissamment."[1]
Pierre Chareau naît à Bordeaux en 1883 et étudie à l'Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris avant d’entrer en 1903 comme calqueur, chez Waring and Gillow, une firme anglaise d'ameublement établie à Paris. Héritière du mouvement britannique des Arts & Crafts, cette entreprise exaltera son goût pour le travail artisanal, la simplicité des lignes, la précision des proportions et l’économie d’ornements. Il y apprendra notamment beaucoup sur les méthodes de travail et de création de l’École de Glasgow ou des Wiener Wekstätte d’Hoffmann, qui influeront plus tard sur sa pratique. Mobilisé dans l'artillerie en 1914, Chareau quitte Waring and Gillow, remplit ses devoirs militaires et s’installe à son compte en 1919 comme architecte et créateur de meubles.
Regroupant architectes, artistes et artisans, l’Atelier Pierre Chareau rencontre ses premiers clients par l’intermédiaire de l’épouse de Chareau : Louise Dyte (surnommée "Dollie"). C’est en effet elle qui présentera à son mari ses deux plus grands commanditaires et soutiens : Anna Bernheim et le docteur Jean Dalsace. Pierre Chareau réalisera l’aménagement de leur appartement du boulevard Saint Germain en 1919, et notamment "Le bureau et la chambre d’un jeune médecin" qui seront présentés au Salon d’Automne de la même année. Il décorera ensuite la maison de campagne des Bernheim en collaboration avec Jean Lurçat qui dessina les tapisserie des meubles dessinés par Chareau. Ces premières réalisations et l’entremise de "Dollie" amènent ensuite à Pierre Chareau plusieurs autres commandes de meubles et d’aménagements intérieurs.
À partir de 1922, sa collaboration avec le ferronnier Louis Dalbet, lui permet de poser les bases de son style mobilier : des meubles souvent mobiles et modulable, combinant le fer forgé brut et des matières raffinées. Le métal restera cependant pour Chareau le médium de nouvelles perspectives, parmi lesquelles ne figure pas la production industrielle. La fréquentation des peintres cubistes participe également des sources d’inspiration de son mobilier où il déploie lui aussi une simplicité volontaire des formes et une géométrie dépouillée. Ce style résolument moderne et au lyrisme rationaliste lui vaudra de meubler les décors de deux films du réalisateur Marcel l’Herbier : l’Inhumaine (1924) et Le Vertige (1926). Durant cette même période, il ouvre "La Boutique" au 3 rue du Cherche-Midi, ou il organise des expositions de peinture (entre autres de Braque, Juan Gris, Masson, Max Ernst…)
Exposant régulièrement aux différents Salons, Pierre Chareau se fait remarquer de la critique et des amateurs. "Chacun des meubles que signe M. Pierre Chareau est la matérialisation d'une idée, elle-même née du souci de notre bien-être"[2] peut-on lire suite au Salon des Artistes Décorateurs de 1924. Par la suite, en 1925, il recevra la Légion d’honneur pour sa participation à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris où il conçoit un "Bureau-Bibliothèque à l'Ambassade de France". Aujourd’hui conservée au Musée des Arts Décoratifs de Paris, cet aménagement montre comment Chareau imagine des meubles "structurants", qui font partie intégrante de l’architecture des pièces. On y observe également une veine fonctionnaliste et minimaliste et un atavisme pour les jeux de matière et le dépouillement géométrique des formes qui sera au cœur de ses futures créations mobilières. Son aménagement pour le Grand Hôtel de Tours en 1927 en fait la démonstration avec ses diverses essences de bois côtoyant des luminaires d’albâtre et métal tandis que les colonnes intègrent des étagères et que les portes coulissent pour séparer au besoin les espaces.
Sensible aux questions de la Modernité, Pierre Chareau rejoint en 1929 l’Union des Artistes Modernes (UAM) pour y participer aux réflexions sur l’émancipation du décoratif vers la fonction, la structure et l’emploi des nouveaux matériaux et techniques afin de proposer un nouvel art de vivre plus adapté au monde contemporain Cette vision transversale de l’habitat moderne et du décor contemporain est transcendée dans le chantier de la "Maison de Verre" débuté en 1928 (toujours pour le Docteur Dalsace). Conçue comme un espace total, la maison se signale par une façade pavée de carreaux de verre, matériau réservé auparavant aux édifices industriels. Achevée en 1931, elle est un véritable manifeste de la vision de Pierre Chareau avec ses portes coulissantes insonorisées, ses écrans métalliques réglables et ses meubles roulants, escamotables ou rétractables qui structurent l’espace et le rendent évolutif.
De 1932 à 1938, Chareau poursuit ses recherches décoratives et fonctionnalistes, tout en multipliant les demandes auprès du Directeur Général des Beaux-Arts afin d'obtenir des commandes institutionnelles comme l'aménagement de la section architecture du pavillon de la France à l'Exposition internationale de Bruxelles de 1935. Il intervient dans l'aménagement du pavillon de I'UAM à l'Exposition Universelle de 1937 et agencera également le bureau de Jean Marx au Ministère des Affaires Etrangères. Les années suivantes, les Chareau se heurtent à une baisse des commandes de particuliers ou de sociétés de par les effets combinés de la récession économique et de la difficulté à élargir une clientèle qui reste in fine un cercle très restreint. Les difficultés financières s’accumulent et Pierre Chareau sera même contraint de vendre sa collection d’art (il possédait des œuvres de Picasso, Modigliani ou Mondrian) pour fuir l’Europe en Guerre et s’exiler à New York avec son épouse, en 1940.
Là, et dans des conditions matérielles parfois précaires, Pierre Chareau participe à quelques conférences, organise des expositions et intervient ponctuellement dans quelques aménagements intérieurs. L'une de ses dernières réalisations est la maison-atelier du peintre américain Robert Motherwell, en 1947 réalisée à partir d’éléments d’anciens hangars militaires. Faute de pouvoir le payer, le peintre cède à Chareau une portion de sa parcelle. Ce dernier y commence la construction d’une maison à son usage, mais décèdera à l’été 1950 sans l’avoir achevée.
S’étendant sur une période relativement courte, l’œuvre de Pierre Chareau reste d’une grande singularité et marque la transition entre l’Art Déco et le Modernisme. Véritable jalon dans l’histoire des arts décoratifs, Chareau reste une référence et une inspiration pour nombre d’architectes et designers lui ayant succédé. Une portée artistique que résuma Francis Jourdain[3] : "Il n’est de tradition véritable que dans l’audace, voir la témérité. Chareau fut téméraire (…) Aussi, ne renia-t-il rien du passé : n’est-ce pas "en allant vers la mer que le fleuve reste fidèle à sa source" ?"
[1] Maximilien Gauthier in L'Art et les Artistes, n°45, mars 1924, page 286
[2] ibid. page 283
[3] Francis Jourdain dans sa préface pour le livre de René Herbst : "Un inventeur … l’Architecte Pierre Chareau", Editions du Salon des Arts Ménagers, Paris, 1954.
Oeuvres de Pierre CHAREAU
La maison de ventes aux enchères MILLON vend régulièrement des œuvres de Pierre Chareau. Florian Douceron, clerc spécialiste du département département Arts Décoratifs du XXe siècle, vous décrypte des œuvres phares de l'artiste :
"Son essentielle préoccupation fut de voiler la vive intensité, fatigante, du foyer sans en atténuer cependant le pouvoir éclairant. L'albâtre, qui absorbe et divise les rayons pour en diffuser intégralement l'incandescence, a fourni ici la solution que le verre ne pouvait donner. M. Pierre Chareau a vraiment réussi à réduire en esclavage la lumière, qu'il braque, conduit, gouverne à son gré."[1]
En 1923, Pierre Chareau dessine et fait réaliser pour l'appartement de Jean et Annie Dalsace, boulevard Saint-Germain un extraordinaire lampadaire composé d’un corps en feuille de métal cintrée et pliée que couronne, en guise d’abat-jour, un arrangement sculptural de plaques d’albâtres diffusant la lumière. Réalisée ensuite avec un corps de bois, cette création sobrement dénommée "SN31" sera surnommée "La Religieuse" de par la ressemblance de son réflecteur minéral avec les coiffes de certains ordres religieux.
Le modèle sera décliné en trois tailles : lampadaire, lampe de table et liseuse.
Rapidement emblématique de la manière de Chareau, ce lampadaire sera présenté dans sa version en métal au Salon d’Automne de 1924, avant d’apparaître la même année parmi les décors[1] du film L'Inhumaine de Marcel L'Herbier. Il figurera plus tard dans de nombreux aménagements de l'architecte tel les appartements de Daniel Dreyfus, Helena Rubinstein ou Chana Orloff, ainsi que dans le salon du Grand Hôtel de Tours aménagé en 1927.
Dans ce contexte d’avant-garde artistique, "La Religieuse" est ostensiblement un luminaire-sculpture, qui joue avec brio des contrastes. Contrastes formels d’abord, entre un piètement conique, tout en rondeur et sa coiffe d’éléments orthogonaux, tout en angles et dont les découpes légères et dynamiques évoquent le papier plié ou le drapé d'un tissu. Contraste de couleurs ensuite, entre le brun chaud et brillant du bois verni et la froide matité de l’albâtre blanche. Contraste de matières enfin entre une structure ligneuse et sa couronne minérale enchâssée dans de l’acier.
Pour autant, c’est bien l’harmonie qui règne dans ce design aérien et sculptural, caractéristique du vocabulaire formel de Chareau qui cherche toujours à satisfaire également une fonction. Ici c’est celle d’éclairer, mais de manière indirecte par la diffusion d’une lumière douce et chaleureuse. Et la solution c’est l’emploi de l’albâtre dont les propriétés permettent de jouer sur l'absorption, la diffusion et la réfraction de la lumière.
Dans le conte d’Antoine de Saint-Exupéry[1], le Petit Prince croisant un allumeur de réverbère dira : "Quand il allume son réverbère, c'est comme s'il faisait naître une étoile de plus, ou une fleur. Quand il éteint son réverbère ça endort la fleur ou l'étoile. C'est une occupation très jolie. C'est véritablement utile puisque c'est joli."
Une telle assertion préside également à l’observation de ce design de Chareau, dont la sculpturale présence répond tant au besoin matériel de l’éclairage d’une pièce qu’aux besoins spirituels de la vie moderne.
La "Religieuse" fait alors écho à la chanson éponyme de Georges Brassens[2] :
"Tous les cœurs se rallient à sa blanche cornette
Si le chrétien succombe à son charme insidieux
Le païen le plus sûr, l'athée le plus honnête
Se laisseraient aller parfois à croire en Dieu".
[1] Maximilien Gauthier in L'Art et les Artistes, n°45, mars 1924, page 286
[2] "La Religieuse", 1969.
"Le problème se complique encore s'il s'agit de l'éclairage artificiel et si l'on recherche — science que les physiciens n'ont pas encore mise au point — la meilleure adaptation des foyers lumineux électriques. Qu'il nous suffise d'indiquer que ce sont là autant de questions que Chareau se plaît à étudier avec une rare sagacité, avec infiniment de tact, et que les solutions, qu'il a maintes fois proposées, n'auront pas peu contribué à modifier l'aspect de la demeuré moderne, comme nous la comprenons et la souhaitons, rendue parfaitement habitable sans qu'en soit exclue l'idée d'une esthétique et d'un style à notre convenance, et pour mieux dire, à notre image."[1]
Chez Pierre Chareau, l’éclairage n’est aucunement une préoccupation ponctuelle mais bien une attention permanente. Le designer/décorateur considère en effet que la luminosité participe des moyens permettant de réaliser l’équilibre intérieur auquel il aspire dans ses aménagements.
C’est ainsi que Chareau imaginera durant toute sa carrière d’innovantes solutions d’éclairage et autant de luminaires au minimalisme sculptural traduisant une nette attirance pour le Cubisme. Cette attirance, on la retrouve dans ce lustre "LT753" dont les albâtres forment un pentagone qui semble flotter dans l’air lorsque la pénombre absorbe le noir de son fût d’acier.
Avec ce modèle, le designer démontre également la profondeur de son rationalisme esthétique et conceptuel. En effet, son cache-ampoule de pierre créé une forme nouvelle à partir d’éléments préexistant par la simple idée de les faire tenir dos à dos.
[1] G. Rémon : "Nos artistes Décorateurs – Pierre Chareau" in Mobilier et décoration : revue française des arts décoratifs appliqués, 1925, page 58.