Goutant peu aux mondanités de la Belle Epoque, considéré en Italie comme un artiste français et en France comme un étranger, le sculpteur Rembrandt Bugatti vécu dans un isolement à la fois volontaire et subi. Timide et solitaire, s’abîmant dans le travail par tout temps, au mépris de sa santé et des plus élémentaires contingences du quotidien, il est une incarnation de l’artiste maudit, dont les courts instants d’exaltation cédaient rapidement à son obsession créatrice.
Bugatti l’a lui-même écrit comme une triste épitaphe : "je suis seul, il est vrai que c'est ma propre faute, jamais je n’aurais dû être animalier".
Dans cet article, Florian Douceron, clerc spécialiste du département Bestiaire vous présente une sculpture réalisée par l’artiste aux débuts de sa collaboration avec le fondeur Adrien Aurélien Hébrard : une "Biche allaitant ses deux faons", de 1904.
Rembrandt Bugatti : "Biche allaitant ses deux faons", circa 1904.
"Ce n’est pas à lui qu’il eut fallu dire que les animaux n’ont pas d’âme : il la découvre, la fait revivre sous ses mains d’artiste. Et c’est en quoi réside probablement le secret de ce créateur, le don qu’il possédait et qui reste vivace dans tout ce qu’il a produit."[1]
Créée en 1904, cette sculpture est l’œuvre d’un Rembrandt Bugatti âgé d’à peine 21 ans et nouvellement installé à Paris. Passionné par les animaux depuis toujours, le jeune sculpteur profite de son nouvel environnement pour fréquenter assidûment la Ménagerie du Jardin des Plantes où il visite régulièrement les animaux et parfois même les soigne comme en témoigne des clichés d’époque qui le montrent nourrissant les bêtes ou nettoyant leurs espaces de vie.
Partageant leur quotidien, Bugatti devient pour eux une présence rassurante, dont ils cessent de s’inquiéter pour se comporter avec lui comme un semblable. Ce faisant, l’artiste atteint une véritable familiarité avec ses amis à poils et à plumes, qu’il peut dès lors représenter "dans leurs attitudes les plus vraies et les moins vues"[2]. Son établi portatif installé auprès de ces animaux qui l’ont accepté, Bugatti les modèle alors à main libre dans la plastiline[3], sans instruments ni esquisses préparatoires, en un acte rapide et d’une grande spontanéité. Il n’étudiera jamais l’anatomie animale, préférant se fier à son œil et son ressenti pour retranscrire la vérité empirique de ses modèles. C’est en ce sens que sa sculpture a pu être qualifiée "d’impressionniste"[4] pour son aspect à la fois synthétique et évocateur.
En effet, loin des poses pompières ou d’un romantisme éculé, ses animaux sont de vivants portraits, qui semblent toujours pris sur le vif et où triomphe la gravité imperturbable des bêtes. Née de son amour ingénu pour la faune, cette approche permet à l’art de Rembrandt Bugatti d’illustrer l’assertion faite par Auguste Rodin en 1901[5] selon laquelle :
"le seul mouvement intéressant, vivant, utile pour l’artiste est le mouvement que le modèle accomplit, lorsque seule la nature lui impose ses lois."
Ceci est particulièrement vraie dans notre "Biche allaitant ses deux faons" car les paisibles cervidés du Jardin des Plantes sont plus que d’autres animaux de nature craintive, cet atavisme naturel étant encore renforcé par l’instinct maternel. Qui peut dire alors combien d’heures, combien de journées à s’apprivoiser mutuellement ont dû s’écouler avant que Bugatti ne soit le témoin privilégié de cet allaitement ? Le résultat en tout cas est éblouissant d’une émotion qu’on devine partagée tant la tendresse de la scène semble émaner du cœur même de Rembrandt Bugatti. Le sculpteur a choisi de représenter la mère avec ses petits sous son flanc. Elle semble à l’affût, sa tête penchée aux guets du moindre bruit suspect, tandis que ses sabots ancrés au sol et ses jarrets tendus anticipent une hypothétique fuite. On est ému par l’intimité de la scène et sa saveur d’instant volé à ces paisibles herbivores que le moindre bruit suffit d’ordinaire à mettre en fuite.
Le travail du fondeur et la patine sont également déterminants dans cette réalisation dont le paradoxe est superbe. Il s’agit en effet de restituer au bronze l’allure de la terre, prouesse dont peu d’éditeurs possèdent la maîtrise et les moyens. Mais parmi eux figure Adrien-Aurélien Hébrard, éditeur exclusif de Bugatti à partir de cette même année 1904, et son fondeur milanais Albino Palazzolo dont les bronzes seront qualifiés par un critique[6] de "souples et frémissants de vie".
D’une absolue fidélité aux intentions de Bugatti, les fontes à cire perdue d’Hébrard termineront de l’affirmer comme un des plus grands sculpteurs de son temps. La pression des doigts de l’artiste, la caresse de sa paume et le modelé puissant de ses pouces nous sont parvenus par la grâce de cette compréhension fusionnelle avec son fondeur. Sublimée par une patine profonde qui épouse et souligne les plus subtils reliefs des cervidés, la scène semble nimbée de cette atmosphère poétique que les japonais appellent "komorebi" ("木漏れ日") : la lumière du soleil qui filtre à travers les feuilles des arbres.
Editée (en l’état des connaissances) en trois exemplaires numérotés réalisés à la cire perdue, cette sculpture "Biche allaitant ses deux faons" est une œuvre rare et précieuse alliant la fougue juvénile de Rembrant Bugatti, la grâce synthétique de sa sculpture et le raffinement de la fonte et de la patine d’Adrien Aurélien Hébrard. C’est également un témoignage, celui de la vision d’un artiste tourmenté par une immense sensibilité et des angoisses qu’une seule pensée faisait taire :
"j’espère et je crois réussir à faire une œuvre qu'aucun sculpteur animalier ancien ou moderne n'a fait"[7].
[1] Marcel Schiltz in Rembrandt Bugatti, Anvers, Société royal de Zoologie d’Anvers, 1955.
[2] Louis Vauxcelles dans le numéro de Gil Blas du 17 octobre 1905.
[3] une pâte à modeler additionnée de souffre, très ductile et ne séchant pas.
[4] notamment par Jean-Louis Vaudoyer in Art et Décoration, tome XXIV, juillet-décembre 1908, page 156.
[5] telle que reprise in L’art, entretiens réunis par Paul Gsell, collection Idées-Arts, Paris, Gallimard, 1967.
[6] Louis Vauxcelles dans son article sur la fonte à cire perdue in Art et Décoration, Tome XVIII, 1905, page 191.
[7] Mots de Rembrandt Bugatti dans une lettre en français à son frère Ettore, cités in Véronique Fromanger : Rembrandt Bugatti sculpteur, Les Editions de l'Amateur, Paris, 2016, page 56.