"Faire un meuble c'est d'abord prévoir le jeu des placages, le gauchissement des portes, le retrait des joints, c’est pénétrer dans une mystérieuse création dont il faut à l'avance régler le destin."[1]
André Arbus naît à Toulouse le 17 novembre 1903 et revendiquera toute sa vie : "je suis d’une vieille famille d’ébéniste. De père en fils depuis très longtemps. Autant dire que je suis né dans un atelier d’ébénisterie"[2]. Entré aux Beaux-Arts de Toulouse après le lycée, il apprend en parallèle les savoir-faire du métier d’ébéniste dans l’atelier de son père. Comme une évidence, c’est lors de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs de Paris en 1925 qu’Arbus expose sa première pièce : une coiffeuse (réalisée avec le peintre Marx Saint-Saëns). S’il respecte Ruhlmann et s’intéresse à la vision de Le Corbusier, le jeune Arbus s’identifie plus aux valeurs du groupe de La Compagnie des Arts Français qui prône le retour à la tradition française du métier et aux lignes épurées. Les retours positifs et l’émulation de cette première expérience l’encouragent à poursuivre une carrière de décorateur-ensemblier qui le voit présenter chaque année de nouvelles réalisations mobilières lors de différents salons, entre Toulouse et Paris.
Il ouvre en 1930 une galerie à Paris pour y exposer en permanence ses meubles aux côtés d’œuvres de peintres et de sculpteurs, parmi lesquels Vadim Androusov, qui deviendra un de ses proches collaborateurs. En 1932, il ferme cette première galerie et devient membre associé de la Société des Artistes Décorateurs avant de s’installer définitivement à Paris avec sa famille, en 1933. Il ouvre alors un bureau Avenue Matignon et expose entre Salons et galeries des meubles nourris de références néo-classiques, dont plusieurs présentent des éléments décoratifs sculptés par Androusov. Les retours positifs de la critique artistique lui attirent l’intérêt de l’élite et Arbus s’impose comme le chef de file du retour à la tradition et à la qualité française. En 1935, il ouvre sa propre galerie Avenue Matignon et expose au Salon des Artistes Décorateurs une commode en parchemin, ivoire et laque doré qui synthétise une vision développée ensuite dans des écrits théoriques sur l’art mobilier. Il écrira par exemple [3]: "Il s'agit de savoir l'utiliser, cette ligne droite, l'humaniser, la rendre vivante et souple. L'élégance française est faite de grâce précise, et, si "précision" évoque l'idée de rigueur scientifique "grâce" suggère la courbe et le galbe."
André Arbus reçoit sa première commande de l’État - pour le salon de réception du Ministère de l'Agriculture – en 1936, avant de triompher à l’Exposition Internationale de 1937. A cette occasion, le critique Waldemar George[4] écrira :
"Arbus apporte dans l'art du meuble français son goût sûr, sa splendide conscience professionnelle, sa science d'artisan et son talent d'artiste, respectueux du passé mais tourné vers l'avenir. Le sort du mobilier français repose peut-être entre ses mains."
Cet enthousiasme autour de l’œuvre d’Arbus se concrétise à la fin des Années 1930 et durant les années 1940 par de nombreuses commandes privées et publiques, notamment du Mobilier National. L’artiste y déploiera un style monumental et architectural, qui s’annonce dès l’Exposition Universelle de New York en 1939 dans un meuble d’appui en sycomore verni et laque d’or. Cette manière de formes simplifiées et allongées inspirées des styles classiques qu’agrémentent de riches ornementations de bronze ou d’ivoire sera désormais sa marque de fabrique. Arbus aura également un goût marqué pour les matériaux précieux et vecteurs d’effets de matière comme la laque, la feuille d'or ou le parchemin.
Dans les Années 1950, Arbus participe à l’aménagement de plusieurs paquebots (Provence, Nossi-bé, Viêt-nam, France …) et à de nombreuses expositions, tout en honorant commandes publiques et privées. Durant cette même décennie, l’artiste s’autorise à poursuivre sa passion de longue date pour la sculpture[5], présentant notamment en 1952 des "meubles-sculptures" en bronze, réalisés avec le sculpteur Sylva Bernt et fondus par Susse. La fin de sa carrière artistique est partagée entre sculpture, décoration, ameublement et architecture, Arbus recevant dans chaque domaine récompenses et critiques ferventes jusqu’à sa mort en 1969. Aux termes d’une carrière féconde et polymorphe, André Arbus fait figure de rénovateur des Arts Décoratifs, notamment pour avoir "mit fin à cette opposition entre le passé et le présent, qui est le mal ardent de notre art appliqué."[6]
[1] propos d’André Arbus rapportés par Gaston Varenne in Art et décoration, 1935, page 23.
[2] dans son portrait par Pascal Renous publié dans La Revue de l’ameublent de décembre 1965.
[3] dans un court manifeste intitulé "Le retour à la Courbe" in Art et Industrie, décembre 1935, page 23.
[4] dans son article "L'Art Français et l'Esprit de Suite" in La Renaissance de l'Art et des industries de Luxe, 1937, page 46.
[5] "J'ai toujours eu le désir de sculpter (...) l'Homme était déjà présent dans mes meubles (...) il ne me restait plus qu'à le représenter" in Yvonne Brunhammer : "André Arbus, architecte-décorateur des Années 40", 2003, Norma éditions, page 372.
[6] Waldemar George in La Revue de l'Art Ancien et Moderne, avril 1937 page 181.
Oeuvres d'André Arbus
La maison de ventes aux enchères MILLON vend régulièrement des œuvres d'André Arbus. Florian Douceron, clerc spécialiste du département département Arts Décoratifs du XXe siècle, vous décrypte une œuvre phares de l'artiste :
"L'assortiment des volumes et des matériaux, l'emploi des courbes et des droites, la façon dont une sculpture rompra la suite d'une ligne, ces mille difficultés d'un art difficile entre tous - parce qu'il n'y a qu'une limite indistincte entre le métier et lui - André Arbus les a résolues avec une élégance racée et une hardiesse classique qui ne sont qu'à lui."[1]
Auréolé du prestige du Prix Blumenthal des Arts Décoratifs obtenu en 1934 et favori d’une partie de la critique d’Art qui voit en lui le salut du mobilier contemporain, André Arbus reçoit en 1936 une commande du Mobilier National pour l’ameublement du Ministère de l’Agriculture. C’est à cette occasion qu’il imagine une commode recouverte de parchemin et ornée d’un motif central de tête de Méduse sculpté par Vadim Androusov.
Ce fermoir de bronze à la présence résolument baroque se retrouve sur notre commode qui, elle, est plaquée d’acajou sur la blondeur duquel contrastes quelques moulures dorées. Si l’effet diffère du meuble de 1936, on y retrouve ce même rapport d’Arbus aux lignes et aux calibres des ornements du mobilier Louis XVI et du Consulat comme source d’inspiration. Et à cette inspiration, l’ébéniste-décorateur superpose sa vision personnelle, réalisant ainsi l’exigence Baudelairienne[2] de "dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire."
À la fois intemporelle et moderne, cette commode est un quasi-manifeste de la manière d’Arbus faite de lignes à la fois géométriques et courbes au service de volumes équilibrés sur lesquels les ornements entrent dans la conception même du meuble. Sur ce meuble en effet, l’ornementation est réduite au seul masque de Méduse dont la singularité intensifie encore la force évocatrice et vient fort à propos rompre la grande surface rectiligne de la double porte. Véritable meuble d’apparat, cette commode est un idéal de luxe et un parangon de l’art d’André Arbus qui "nous démontre qu'on peut être raisonnable sans être ennuyeux et qu'il arrive aux poètes de ne point perdre la raison."[3]